Il est banquier, il vend des actions à ses clients, il les conseille, il gère leur patrimoine. Il a une petite vie bien rangée. C’est bien une vie où chacun est à sa place. La semaine à Nantes, le soir à Vertou et le week-end à Pornichet. Il y a sa femme à la campagne et sa maitresse à la ville. Il a pu s‘acheter une voiture. C’est rare une voiture. Il sait qu’il est un peu riche. Juste assez riche pour se payer des souvenirs. C’est bien le bord de la mer. Le vent est frais. La chaise longue, c’est reposant même si c’est compliqué de la mettre en place. Une fois sur deux, il se pince les doigts. C’est dommage qu’il ait gardé son costume et sa cravate. Mais aujourd’hui il avait envie d’escapade. Quitter le bureau, les papiers accumulés, les clients mécontents et les patrons qui veulent investir. Investir, investir cette drôle d’idée. Ils feraient mieux de placer leurs économies. C’est moins risqué. J’ai bien fait de devenir banquier et de placer mes actions dans la compagnie de chemin de fer. Ah oui, il a eu le nez creux, ce jour-là ! Il en a gagné des clients avec cette idée.
C’est marrant
pourquoi je dis « il » en parlant de moi ? Je ne sais pas
pourquoi les gens raffolent tant des mouettes, ça crie les mouettes, ça
fait du
guano partout, les mouettes. Ce journal, ces mauvaises nouvelles,
pourquoi l’ais-je
emporté ? Le cours de la bourse a baissé aujourd’hui. Comment
va-t-il faire ? Comment dire à ses clients qu’ils sont prêts d’être
ruiné ?
Aucun moyen, ou alors il faudrait poster un télégraphe d’urgence. Et la
poste
est loin. Et il n’a plus l’habitude, c’est sa secrétaire qui fait le
travail
d’habitude. Ce que je veux , c’est racheter la maison de vacances de ma
mère. Je veux retourner au bord de l’eau. Je veux un bateau. Oui c’est
bien ça un bateau.
Avec tout cet argent, je pourrais reprendre la voile, emmener ma femme.
Ou, elle, ma douce maitresse. Ou les deux. Oh, oui c’est ça le rêve :
qu’elles s’entendent
toutes les deux. Qu’elles s’aiment.
Le voilier trace sa route. C’est
un petit voilier, un à sa taille. Cela fait longtemps qu’il n’a pas mené de
voilier, mais il se sent rajeunir à la tête de cet équipage. Ils obéissent
comme les employées de la banque. La mer c’est risquée. Oh, il n’ira que là où
il connait : faire le tour du golfe du Morbihan, le golfe il le connait bien.
Par cœur même. Là, face à lui, elle, magnifique, si belle. Assise sur un rocher
gris, elle porte son chapeau cloche et sa longue jupe orangée, ou marron. Il ne
saurait pas le dire. C’est énervant, il aime la précision. Il écarquille les
yeux pour mieux voir, il ne voit que le ciel et du blanc cotonneux.
Garde les yeux
fermés pour voir ta belle. Garde les yeux fermés. C’est ta femme, tu
reconnais
son sourire et ses yeux doux. Mais les jambes, c’est le galbe d’elle. Ce
sont ses jambes à elle et ses talons. Elle est assise les mains sous les
genoux, et avec négligence, elle laisse les pans de sa jupe découvrir
ses
cuisses. Il est à côté d’elle. Il va poser la main sur sa peau douce
quand
Monsieur Duchemin veut ses titres, tout de suite ! Il les réclame en
hurlant et elle lui sourit.
Ils sont dans la chambre. Une belle chambre avec vue sur la mer. Il
entend les
vagues. Il veut lui ôter son chapeau et c’est sa poitrine qui apparait.
Le vent se lève, les emporte, elle est sa femme. Il veut la voir mieux
et quand
il écarquille les yeux, il voit le bleu du ciel et le blanc des nuages.
Il veut
la voir de plus près, il fait border l’écoute pour prendre à la vague
contre, il veut la
voir, il fait choquer et l’eau surgit dans le bateau. Je suis un marin
d’eau
douce ! Je suis un raté. J’ai les pieds mouillés, les marins ne
mouillent que
dans les critiques. Il ouvre les yeux. Le ciel est bleu, les nuages
blancs
cotonneux. Où suis-je ?
Mes chaussures ! Mes
nouvelles chaussures que j’ai faites venir de Paris à prix d’or. Je suis
stupide ! M’endormir et me laisser prendre par la marée ! J’aurais dû
rester au bureau, faire l’offre à Monsieur Durand, et demander à la
secrétaire
d’envoyer le télégraphe à mes clients. Et si je me mouillais pour de bon
?
***
Monologue d'après une photo. Écrit en trois quart d'heure.