Au détour des routes, le chemin est au passé. Les bas-cotés sont en jachère. Les plantes ont pris leur liberté le long des chicanes. J’ai dit : c’était ici. J’ai tourné le volant.
Une barrière posée de traviole bloque l’entrée de l’impasse qui court vers la prison
détruite. J’ai tourné le volant. Des herbes folles mangent le bitume que je reconnais. Là ! Des gilles vertes jaillissent de derrière des bosquets sauvageons. Fermées, colossales, elles brisent le ciel. Je ne les connais pas. Elles enferment des bâtiments tout neufs, rigides et blancs. Je continue
tout droit, lentement. Elle est là. Rien à changer. La pelouse est toujours
aussi brûlée. Plantés au milieu une balançoire et des fils à linge défient le vide entretenu. La porte est
identique. Il dit : vous deviez bien vous amuser dans les arbustes, tout au
fond du jardin. J’entendais ma sœur, la petite, l’étrangère, celle qui ne s’est pas mariée. Elle s'est tue. Je ne voulais plus entendre les cris de ma mère, dans l’entrée, juste avant de
partir, tous les matins où je n’étais pas absente. Ils m’avaient envoyée loin. Je
voudrais que ces cris ne fussent jamais et que les cartables fussent ailleurs. Il
aurait fallu que ma chambre fut un havre de paix. Il y eût mes fantasmes secrets
et ma première radio, oreille sur le monde. Elle parlait tout bas pour que la
mère ne l’entende pas. Parfois, elle poussait la porte de la chambre. Il ne
fallait pas qu’elle entende les mots du monde sinon elle disait que c’était le
mal. Alors, je tendais l’oreille entre le monde et le silence, entre la mère et
ses entrées, le doigt sur le bouton du radio cassette. Il eût le premier
amoureux enfermé dans ma chambre, celle à côté de la porte d’entrée qui n’a pas
changée. Le portail est neuf. Le jardin est un désert. Il
fallait partir.
Il faisait nuit quand je suis
arrivée la première fois. Je laissais un amoureux secret qui ne le savait pas.
La mère n’en savait rien non plus. Elle ne voulait rien savoir. Elle ne veut
rien savoir de mes amoureux. Elle s'est moqué du premier sur lequel a coulé l'eau des ponts. Elle a ignoré le second, yeux croisés au détour d'une table de communion. Elle n’aimait pas celui-là avant qu’il ne soit
mari. Elle en a dit du mal. Elle a dit du mal pour protéger du mal. Elle ne veut pas savoir l'amoureux de ma sœur, celui qui souffre de son absence soudaine. Tout au
bord du canal, j’emmenais le fiancé pour regarder le soir qui se couche puisque
nous ne couchions pas. De l’autre côté de la rive a poussé un incinérateur.
J’ai fait demi-tour devant la maison
qui n’a pas bougé d’un pouce. Les mauvaises herbes sont sur les trottoirs. Elles tiennent conseil. Là derrière l’arrêt de bus, au fond des bosquets du bord de route, reculés et sordides, deux jeunes hommes mirent leur nudité sous mes yeux. J’avais essayé de le dire à la mère. Ce fut un non
fait. Alors je me suis mise à parler beaucoup, pour ne rien dire, pour déblatérer
des banalités, les seules qu’on ne peut réfuter avec la bonne parole. J’ai parlé
pour plus jamais rien dire. J’ai tourné le dos au chemin. Puis, face à l’abri
de bus désaffecté, j’ai dit : c’était chez moi. J’ai tourné à gauche, le
long des herbes folles, jusqu’au rond-point tout neuf.